64. DÎNER
Silence.
Je vois les bouches qui s’ouvrent pour parler, pourtant je n’entends rien.
Ce n’est pas que je subisse un brusque accès de surdité, c’est mon esprit qui s’est fermé au son pour des raisons que j’ignore. Peut-être pour penser enfin tranquillement.
Quand arrêterai-je de faire fonctionner ma machine à réfléchir ?
Dans l’amphithéâtre, les Heures nous servent un repas digne d’une fin de session. Langoustes aux herbes, poissons fins, chevreuil, sanglier, et comme boissons : de l’hydromel, de l’ambroisie, du nectar.
Je vois Dionysos grimper sur une table et se lancer dans un discours. Je ne l’écoute pas. Il doit dresser le bilan du cours des Maîtres auxiliaires. Tout le monde l’applaudit.
Puis Athéna apparaît. Elle n’a pas l’air contente. Son hibou non plus.
Je me souviens d’une légende indienne qui disait : « Imagine un oiseau qui viendrait sur ton épaule et qui te poserait la question : Si tu mourais ce soir, que ferais-tu maintenant ? » Je crois que j’aurais envie de faire l’amour. Avec n’importe qui, mais faire l’amour une dernière fois.
Après le discours d’Athéna, des centaures arrivent avec leurs instruments. Comme d’habitude, les porteurs de tambours ouvrent la marche, suivis par les trompettistes, puis les harpistes. Des chœurs de jeunes Charités entonnent des chants que je n’écoute pas.
Poséidon arrive en grande pompe, accompagné d’un chœur de sirènes transportées dans des cuves géantes remplies d’eau.
Le dieu de la Mer prononce aussi son discours. Il doit parler de notre courage, de la réussite ou de l’échec de notre Terre-brouillon 18e du nom.
Poséidon convoque d’un geste de la main les trois derniers gagnants. Ils sont invités à monter sur un podium où ils reçoivent leurs lauriers sous les applaudissements.
Alors les centaures accélèrent le rythme de leurs tambours et les trois champions, Raoul, Georges Méliès et Marie Curie, sont entourés par leurs supporters selon qu’ils se sentent dans la mouvance de la force Associative, de la force Dominatrice ou de la force Neutre.
A, D, N.
Des Saisons font voler au-dessus de la procession une pluie de pétales de fleurs.
Partout c’est la fête. La pression des cours se relâche. Certains poussent les tables et se lancent dans une grande ronde.
Puis ils se livrent à une sorte de gigue où les élèves dieux prennent les déesses par la main pour passer sous des tunnels de bras. Ils ont l’air si désinvoltes… Comme s’il n’y avait pas de déicide, pas de menace d’Athéna, pas de dieux éliminés, pas de stress de guerres des peuples.
Une main me secoue. Raoul me prend le bras. Il parle.
— … y aller. Elle n’attend que toi.
Lorsque le son revient dans mes oreilles, il est presque douloureux.
— Quoi ?
Mon ami se rapproche.
— Mata Hari, elle est seule dans son coin et personne ne l’invite à danser… Tu devrais y aller.
Je me ressers prestement un verre d’hydromel.
— Non, c’est Aphrodite qui m’intéresse, dis-je.
— Oui, mais Aphrodite ne s’intéresse pas à toi, me rappelle Raoul.
— … Pas encore, complété-je.
— Arrête de jouer le mystérieux. C’est la déesse de l’Amour, elle vit avec les Maîtres dieux, elle ne s’abaissera jamais jusqu’aux élèves. À la limite elle fréquentera peut-être les Maîtres dieux auxiliaires. Des êtres comme Hercule ou Prométhée. Et encore.
— Qu’en sais-tu ? La seule règle en amour c’est qu’il n’y a pas de règles, insisté-je, presque pour m’en convaincre.
— Tu as raison, il n’y a pas de règle absolue mais il y a des stratégies plus ou moins gagnantes. Tu sais comment je m’y prenais pour séduire les filles inaccessibles ?
— Dis toujours.
— Je m’intéressais à une autre devant elle. Sa meilleure amie par exemple. Du coup je commençais à l’intriguer. C’est le principe du « désir triangulaire ». Tiens, mange.
Il me sert un autre gâteau. Je le dévore sans y penser. C’est alors qu’Elle arrive. Elle est plus merveilleuse que jamais. Pour cette fête de fin de session elle arbore un diadème turquoise dans les cheveux et porte une toge en fil d’or, fendue sur les côtés, qui dévoile ses jambes au galbe parfait.
Le temps s’arrête. La magie rouge opère. Qu’elle est belle.
À peine apparaît-elle que tous les autres professeurs accourent pour la saluer. Elle est joyeuse, il ne reste plus la moindre trace de la déesse qui s’est précipitée dans mes bras l’autre soir.
Aphrodite.
Tous ces Maîtres dieux ont-ils été ses amants ?
Ils l’admirent tous, la convoitent, et elle rit, légère, séductrice, caressant les visages, embrassant, se frottant comme un petit chat contre les poitrines des dieux, puis se dégageant imperceptiblement.
Héphaïstos, son mari officiel, tente de l’embrasser sur la bouche, elle l’évite pour rejoindre Arès. Il tente lui aussi de l’embrasser sur la bouche, pensant être préféré, mais déjà elle est dans les bras d’Hermès. Elle virevolte puis s’arrête près de Dionysos et prend un air grave comme si elle le comprenait en profondeur.
Ce même air grave qui m’avait donné la sensation d’être enfin compris par une femme.
La musique change. Cette fois, à l’orchestre sont venues s’ajouter des chérubines qui manient de minuscules trompettes à deux tubes. Je reconnais dans le groupe en suspension ma « moucheronne », toujours aussi gracile avec ses longues ailes bleu métallique.
Maintenant un autre secteur de l’amphithéâtre attire l’attention générale. Mata Hari danse en mimant un serpent. Elle semble comme libérée de la rigidité de son squelette. Tous les instruments se taisent, ne laissant plus résonner que le bruit des tambours qui battent comme nos cœurs.
Mata Hari se livre à présent à des déhanchements orientaux et des effets de regard et de mains semblables à ceux des danseuses balinaises. Elle s’arrête et son corps vibre comme s’il était parcouru par des impulsions électriques. Puis elle se tord dans des mouvements lents et gracieux.
Des couples se forment. Mata Hari se rassoit. Je me tourne vers mon ami Raoul.
— C’est quoi ton principe de « désir triangulaire » ?
— C’est la loi du monde. La jalousie s’avère le meilleur moteur pour susciter l’intérêt. Que dis-je la jalousie : la convoitise. On veut ce qui appartient aux autres. Si tu es avec Mata Hari, Aphrodite s’intéressera à toi. Là, tel quel, singleton dragueur, tu ne l’intéresses pas, mais si tu t’exhibais, heureux, avec la plus belle danseuse…
— Elle n’est pas stupide à ce point.
Les propos d’Hermaphrodite me reviennent soudain en mémoire. Assurément elle connaît tout de la manipulation des hommes, serait-il possible de manipuler une manipulatrice ?
— Pose-toi la question à toi-même. N’as-tu jamais jugé quelqu’un sur son compagnon ou sa compagne ? N’as-tu jamais discuté avec un type qui a priori ne t’intéressait pas, seulement parce que tu trouvais sa femme superbe et que tu t’étais dit que pour qu’une telle créature sorte avec ce bonhomme, il fallait qu’il soit formidable ?
— Certes, mais…
— On ne prête qu’aux riches. Les très jolies femmes ne s’intéressent qu’à ceux qui ont déjà de belles compagnes.
Décidément, certains éléments de la psychologie humaine m’échappent.
— Pourquoi se fixer sur celle ou celui qui est déjà pris ?
— Parce que les gens sont incapables de se faire une opinion par eux-mêmes, le désir des autres les informe de ce qu’il « faut » désirer.
L’idée de Raoul commence à faire son effet. Courtiser Mata Hari pour attirer l’attention d’Aphrodite…
— Bien, dit Raoul, si tu ne veux pas de Mata Hari, c’est moi qui m’y intéresserai.
Ma bouche lâche spontanément un « non ! » sonore.
Raoul m’adresse un sourire victorieux.
Je fonce avant qu’il ne se dirige vers elle. Mais il est déjà trop tard. Proudhon m’a devancé et elle a accepté son invitation. Ils dansent. Et plus ils dansent, plus mon désir s’accroît.
Je les observe, songeur. Je ne suis pas le seul. Georges Méliès aussi attend la fin de la danse. Quand elle se termine, je m’avance prestement.
— Puis-je t’inviter à danser, Mata ?
Derrière, Raoul m’adresse un signe d’encouragement.
— Pourquoi pas, dit-elle d’un ton nonchalant.
Durant l’infime seconde où elle me prend la main je prie le Grand Dieu, s’il est là-haut et qu’il me voit avec ses jumelles ou son télescope, pour qu’il m’envoie un slow.
Mais non, ces crétins de centaures se sentent obligés d’alterner avec un rock’n’roll. Tant pis. Je danse le rock le mieux possible, essayant de ne pas trop lui tordre les doigts ni lui marcher sur les pieds. Le contact de sa peau est tellement différent de celui de la peau d’Aphrodite.
Quand la musique s’interrompt, nous nous saluons puis restons à attendre on ne sait quoi. Georges Méliès surgit alors et l’invite pour la prochaine danse.
Instant de flottement.
L’orchestre entame une ballade douce.
Je ne veux pas laisser passer ma chance.
— Désolé, Georges, mais j’aimerais danser encore avec Mata.
La musique me semble familière. C’est Hôtel California du groupe Eagles, un slow fameux de ma jeunesse humaine sur Terre 1.
— Je voulais vous, enfin te dire que j’ai beaucoup apprécié ton intervention là-haut… tu m’as sauvé la vie… avec Méduse… enfin… ton baiser.
Elle fait semblant de ne pas avoir compris.
— Tout le monde en aurait fait autant, répond-elle.
— C’est-à-dire que ce n’est pas la première fois que tu me sauves et je ne t’ai jamais vraiment dit merci.
— Mais si, plusieurs fois.
— Disons que je l’ai formulé comme ça… mais en fait, je voulais dire que je suis conscient que sans toi je serais déjà hors jeu depuis longtemps.
La musique est de plus en plus belle. L’orchestre en arrive au riff des deux guitares, cette fois remplacées par deux luths.
— Et puis je voulais aussi te remercier pour mon peuple. Heureusement que tu l’as accueilli, sinon je crois que je n’aurais plus un seul homme libre.
— Marie Curie t’a très bien accueilli aussi.
— … Enfin je voulais dire dans cette région du continent.
— Faire alliance avec toi est aussi mon intérêt, dit-elle gentiment.
Nous virevoltons dans l’arène.
Sa sueur exhale une délicate odeur opiacée qui m’enivre. Aphrodite sentait le caramel et la fleur, Mata sent le bois de santal et le musc.
— Je voulais te dire aussi merci d’être venue m’aider quand j’étais ivre.
— Ce n’est rien.
Au fur et à mesure que je la remercie, je me sens étonnamment mieux. Comme libéré d’une dette. Quelque chose est en train de s’équilibrer dans le cosmos. J’avais commis une faute et je la répare. Plus je me montre reconnaissant envers Mata Hari et mieux je me sens.
— J’ai été… stupide.
— Tout va bien. « Le stupide est celui qui s’émerveille de tout », disait Edmond. Je crois que cela vient de la racine latine « stupidus » : être frappé de stupeur.
— Il disait aussi : « Durant la mue le serpent est aveugle », ajouté-je.
Je danse et de sentir Mata Hari toute proche me transporte. Je me sens comme pris en main. Au sens propre comme au sens figuré. J’ai accompli le premier pas, maintenant à elle la suite. Cela tombe bien, j’ai envie de me laisser entraîner…
Je me rappelle le stade du miroir dans l’Encyclopédie de Wells. Nous croyons aimer l’autre, mais en fait ce qu’on aime c’est le regard qu’il nous porte. On se reconnaît en lui, comme on se reconnaît dans un miroir. On s’aime soi-même à travers l’image qu’il nous renvoie de nous-mêmes.
Nous dansons encore plusieurs slows. Puis je lui propose de quitter l’endroit.
Je remarque qu’Aphrodite nous observe de loin, en biais.
Quelques minutes plus tard, Mata Hari et moi nous nous trouvons ensemble dans mon lit, et mon corps redécouvre des sensations très anciennes.